Las empanadas

Un voyage, ce n’est pas qu’un déplacement, des endroits, des adresses. C’est parfois un moment qui fait partir à des millions de kilomètres sans bouger d’un pouce.

Comme l’autre jour, dans la cuisine de ma mère. Elle préparait les empanadas et ça a commencé. Doucement d’abord. Et ensuite, plus clairement. La plupart des voyages commencent comme ça. Nous étions seules dans la pièce. Nous aurions pu être chez elle, en Écosse, ou bien à Rancagua. Soudain, j’eus l’impression de m’envoler. Elle découpait la pâte et j’ai revu notre arrivée à Paris. Quand personne ne savait où se trouvait le Chili. Quand les gens pensaient que nous étions noirs et parlions portugais… Personne n’avait vu une famille comme la nôtre, chilienne, écossaise, qui avait traversé le monde en train, bateau, voiture, pour venir en France. Quant à notre situation, notre vie d’avant… Pas la peine d’en parler, j’en ai vite pris mon parti.

Les empanadas cuisaient. Ma mère et moi avons continué à bavarder en nous préparant des bloody Mary. L’ambiance… Pas vraiment celle d’une cuisine ni d’une maison classique. Avec une carabine dans un coin (celle de mon ancêtre Don Manuel Francisco), des poteries coloniales (huacos), des mates en argent sud-américains, des carnets de notes en anglais, espagnol, français (et je ne compte pas les mixtures). Ah, ça, pas une de ces cuisines-laboratoires froides comme la morgue, loin de là.

Ma mère portait son tablier de peinture (elle est peintre). Ses toiles et ses pinceaux étaient à côté de La Buena Mesa (de Olga Budge et Edwards, datant des années 30), la bible « pour toutes les ménagères chiliennes parfaites ! » a dit ma mère avec un regard malicieux. Allait-on mettre du sucre sur les empanadas ? Ça, a dit ma mère, c’était plutôt sur les empanadas de queso (de fromage chanco). Nous, c’étaient celles à la viande. On préférait. On était d’accord. On s’est souvenues que le jour de la fête nationale, le 18 septembre, on en trouvait des toutes petites, une sous-dynastie d’empanadas, los pequenes. Délicieuses, surtout avec de grandes rasades de chicha (sorte de jus de fruit alcoolisé).

Les empanadas ? Glorieuses (un jour, je parlerai des recettes de ma sœur, un voyage aussi…). Nous avons continué à discuter et moi, je pensais, combien de fois a t-on un tel moment, un pareil échantillonnage d’éléments réunis ? L’histoire, l’exotisme, l’humain, les tornades du destin, l’élégance de l’instant, les petites choses marrantes et émouvantes de la vie et en toutes les langues… Un vrai, un grand voyage. Point à la ligne.

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